vendredi 16 novembre 2012

Comme une bête (Joy Sorman)















Apprenti boucher, un peu par hasard au départ, Pim va se prendre de passion pour son métier et les animaux qu'il travaille .... un amour dévorant auquel il va consacrer toute sa vie. 

Quel drôle de roman ... étonnant, incroyable, inclassable !
Tout à la fois reflexion quasi philosophique sur notre rapport à la nourriture et l'évolution des relations entre hommes et animaux, pamphlet des modes de production et de consommation actuels, description hyper réaliste de la viande et du métier de boucher et récit empreint de poésie, incluant même quelques touches d'onirisme et de fantastique. Sans oublier le héros de l'histoire, si atypique, si étrange, si entier qu'il en devient inoubliable. Un livre qui, vu le sujet, n'avait qu'une chance très minime de m'attirer, oui mais voilà ... je ne l'ai pas acheté pour moi au départ mais pour mon cher et tendre qui a été boucher durant quelques mois, qui aime parler de la viande, la cuisiner, la déguster. Alors après, on est d'accord, je n'allais pas rester là à le regarder, d'autant qu'on avait envie de confronter nos ressentis. Et je dois avouer que je me suis laissée emporter par le flot puissant de cette écriture inspirée car, aucun doute là-dessus, la demoiselle sait écrire, ça oui ! Ses descriptions minitieusement documentées, au plus près de la vérité (mon mari confirme) des abattoirs, de Rungis ou du travail de découpe du boucher artisan ont un peu de la verve, du souffle irrésistible de Zola dans Le ventre de Paris mais en plus moderne. C'est beau, enivrant, pur, esthétique et puis c'est cru aussi, rouge, aveuglant, violent, degoûtant, ça saigne, ça pue ... et c'est d'autant plus surprenant à lire sous la plume d'une jeune femme si gracile physiquement ! Et d'un coup, ça dérape, vers un vertige qui tient du rêve ou du cauchemar, qui vous transporte dans un tout autre univers, ailleurs. 
Quoiqu'il en soit, le tout, étrange et fascinant, est parfaitement cohérent et quand le fond, vraiment intéressant, est servi par une forme irréprochable, ... que demander de plus ?
Mais il est sûr que le propos rebutera sûrement plus d'une lectrice et  je vois mieux les hommes le choisir spontanément !


Joy Sorman

Extraits : 

"Quelques années plus tard, en 1964, la loi ordonne que les animaux soient totalement inertes au moment d'être saignés. Puis on interdira de suspendre la bête avant de l'avoir insensibilisée. Il n'y aura plus de buveurs de sang, de vampires mondains débarqués en groupe au petit matin après une nuit de fete, venus réclamer leur verre d'hémoglobine fraîche, le sang de l'animal tout juste égorgé, avalé cul sec tête en arrrière pour régénérer les corps fourbus, imbibés d'alccol, de sexe et de danse, venus aux aurores jusqu'aux portes de Paris pour boire une multitude de bienfaits et de fer et repartir rassérénés, requinqués, les sens en éveil, la peau électrique, les idées claires."

"Le plus dur est fait, la saignée a eu lieu, l'animal a disparu, évaporé, il y aura bientôt de la viande, la saignée a eu lieu, on est passé de l'autre côté de la bête, bientôt le boucher entrera en scène, sous vos applaudissements, bientôt ce sera ton tour Pim, ta place dans la cité qui turbine, se dépense et se nourrit, les tournedos en vitrine et le pot-au-feu du dimanche."


" Quelques mètres plus bas, les abats sont retirés. Pim se demande si on n'a pas des surprises  parfois en ouvrant une vache. On pourrait rêver de quelque chose d'inédit, d'inattendu, qui jaillisse des entrailles, un objet quelconque ou un rayon de lumière, un truc bizarre qu'elle aurait mangé, un morceau d'arbre fruitier, une horloge, un parfum délicieux, un vieux livre avec des énigmes à déchiffrer, une photo de sa mère, une plume de poule avalée accidentellement - car une plume peut tuer une vache, ce pourquoi, à la ferme, on sépare les vaches du bétail."


"L'éleveur connaît ses 90 vaches par leurs noms et ce soir les raconte une par une à Pim, qui prend des notes. Doptique, la petite moche débrouillarde qui reste dans son coin ; Valérie, la grande gueule hautaine qui file des coups de queue ; Cul de Lune, la bonne élève un peu fayotte toujours la première à rentrer à l'étable ; Perle, une vieille routière qui connaît la chanson, déjà blasée avant même d'être bonne pour la boucherie ; Brunette, qui a un toc : quand on lui change sa paille, elle repasse systématiquement derrière, refait sa petite installation, arrange le foin à sa manière du bout du museau."


"Sur le bandeau supérieur de la devanture peint en lettres d'or on peut lire : Pim Boucherie. 

A l'intérieur, la composition de la vitrine progresse par viandes et par couleurs. Les chairs brillent comme des rivières de diamant. Sur cinq mètres de long, le regard glisse du plus rouge, boeuf vermillon et mouton écarlate, au plus clair, veau rosé ou translucide, volailles, porc blafard. "

"Lady Gaga fait sa bouchère excentrique en direct de Los Angeles pour la cérémonie des MTV Awards ... Il n'y a que les femmes pour faire une chose pareille. Parce que les femmes savent que nous sommes en viande, elles le savent mieux que personne. Les femmes et Pim le boucher, qui a encadré aux côtés de ses vaches une photo de Lady Gaga en chair. Des posters de femmes nues dans les cabines des routiers, une chanteuse couverte de steacks au-dessus de la caisse."


"Il y a les foies aussi, magnifiques et immenses, comme des méduses écarlates. Ils gouttent, entassés sur des grilles, brillants comme du vinyle, lisses et doux, on se voit dedans. Foies de veaux ou de génisses, roses ou grenat, aux côtés de rognons couleur de velours pourpre, jetés en vrac dans des bacs de plastique jaune, seaux de caillettes au pied de fressures suspendues, et c'est comme si les coeurs battaient encore tant ils sont tendus et sans accroc."


" Pim est un homme étanche à la brutalité, sans fiel - la bile des animaux, l'amertume du boeuf - malgré la tragédie de la boucherie."



20 commentaires :

  1. Suis-je rebutée ?? plutôt deux fois qu'une, moi et la viande on est fâchées depuis très longtemps. Alors un roman qui se déroule dans ce milieu là, beuk ...

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    1. Ahahah ... je ris , je ris car j'avais parié sur la teneur de ton comm à venir et j'ai gagné haut la main !!! ;-)))

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  2. Citations étonnantes et fortes qui me laissent penser que je pourrais bien aimer ce livre. Je le note en tout cas.

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  3. Pas franchement dégoûtée par le sujet, ou même les extraits (et oui, je suis une grande carnivore ;-)) mais bon, pas sûre quand même d'être tentée, même si ton billet est intriguant.

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  4. Joy Sorman?
    Elle n'est pas chroniqueuse dans La grande table sur France Culture?
    Bonne journée

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    1. Oui, c'est bien ça ! Je ne le savais pas mais du coup, j'ai cherché l'info ...
      Bises et bon samedi à toi aussi ...

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  5. Tu parles à une carnivore, là ! Je suis de nature sensible s'il est question de faire mal à des animaux, mais bon, s'il s'agit de se nourrir, et que tout est fait dans les règles de l'art, ça me va ! Le passage sur l'élevage me rappelle "La terre des mensonges" de Anne B Ragde...

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  6. Il est passé par la maison, noyé au milieu de tant d'autres que la seule lecture du résumé ne m'a pas attirée plus que cela et il est reparti sans que je l'ouvre... là tu me fais regretter ! il repassera surement car tu me convaincs de lui donner une seconde chance... bises

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    1. Aaaah ... là, pour le coup, je ne sais pas si celui-ci pourrait te plaire ... pour la richesse de la langue et de l'écriture quand même , si , peut-être !!!

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  7. Une femme qui écrit pour les hommes, ça change.

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  8. Pas rebutée du tout... au contraire !
    J'avais repéré ce roman chez Valérie et ton billet me conforte dans mon intention de le lire.

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  9. Comme quoi, peu importe le thème pourvu que l'écriture soit bonne

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    1. C'est vrai mais le fond est finalement intéressant aussi dans ce roman.

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  10. çà y est , je viens de le refermer... quel surprenant bouquin ! je ne pourrais pas dire que c'est un coup de coeur, mais comme toi je me suis laissé emportée par un véritable souffle épique et comme tout ce qui est technique me fascine, j'ai été fascinée... la fin m'a laissé un goût étrange et en même temps comment clore cette histoire atypique sans tomber dans le banal ou l'impasse? cette pirouette est presque logique, une telle obsession ne pouvant sans doute que déboucher sur la folie... intéressants les questionnements sur le rapport à la nourriture et le fonctionnement de la société ... alors voilà , merci de m'avoir donné envie de revenir dessus après l'avoir écarté car comme tu le dis si bien, voilà un personnage inoubliable et un roman inclassable...apparemment l'un des précédents romans de l'auteur se passe dans le milieu du bâtiment(Gros-oeuvre) et on a parlé à son sujet de néo-naturalisme, d'ailleurs tu parles de Zola ,c'est tout à fait cela...

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  11. Pas un vrai coup de coeur pour moi non plus mais un roman suffisamment marquant pour qu'il me reste en mémoire à coup sûr ! Je ne regrette pas du tout de l'avoir lu et je suis ravie de t'avoir donné envie de le découvrir ... ça tranche par rapport à tant de livres sitôt lus et sitôt oubliés !

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